lundi 21 septembre 2020

Interdiction de nourrir les gens à Calais : compte rendu d'audience de référé

 Le 10 septembre 2020, l’État a interdit toute distribution de nourriture dans certaines zones de la ville de Calais —celles où il y en a besoin, lire la suite.

L’État a interdit de nourrir des gens qui ont faim. Il faut relire cette phrase.

Douze associations ont introduit un recours contre cela au Tribunal Administratif de Calais. « Comme de très nombreuses associations, nous avons été profondément choqués en découvrant l'arrêté qui interdit la distribution gratuite de denrées alimentaires à Calais. » écrit par exemple le Secours Catholique dans une lettre à E. Macron.

Le 18 septembre se tenait l’audience au tribunal. Elle a été très instructive. Maître Mathilde Robert, avocate, y était présente et en a donné un compte-rendu (source ici) que nous reproduisons avec son aimable autorisation.

Va s’ouvrir au TA de Lille l’audience de référé liberté engagé par une douzaine d’organisations locales et nationales à l’encontre de l’arrêté préfectoral pris par le préfet du Pas-de-Calais interdisant les distributions alimentaires dans le centre-ville de Calais. En cause : un arrêté du 10 septembre 2020 du préfet interdisant dans plusieurs zones du centre-ville de Calais « toute distribution gratuite de boissons et aliments » compte-tenu à la fois « des troubles à l’ordre public » et des « risques sanitaires ».

À titre de contexte, au mois de juillet a eu lieu une importante expulsion (pardon, il faut dire « opération de mise à l’abri ») dans la zone industrielle des Dunes, où vivaient un petit millier de personnes exilées. À la suite de cette « mise à l’abri », la zone du bois Dubrulle a été grillagée, de sorte que tout retour a été rendu impossible. Les personnes, toujours présentes à Calais ou y étant revenues ont donc du trouver d’autres lieux pour dormir. Une partie d’entre elles est donc venue au centre-ville de Calais. Les associations qui distribuaient ZI des Dunes, se sont adaptées, et ont entamé des distributions en centre-ville, où étaient désormais les besoins. Et donc, les exilé.e.s se sont devenus trouvés visibles en centre-ville. C’est-à-dire le pire cauchemar de la municipalité et principal guide de gestion de la situation depuis moult années.

Il faut se souvenir que la création du bidonville de la Lande était en réalité celle d’un ghetto pour repousser ces gens loin de la ville, les faire disparaître. On leur disait « Go back Jungle », seul lieu où leur existence était tolérée.

Pas question de faire un bond dix ans en arrière, avec tout l’argent qu’on a investi dans le Dragon pour développer le tourisme, on ne va pas laisser ces miséreux gâcher l’ambiance. D’où ce superbe arrêté, adossé également, car c’est fort commode, aux préoccupations sanitaires de la période

Treize organisations : @caritasfrance, @AubergeMigrants, @Utopia_56, l’association Salam, Help Refugees, @MdM_France, @LDH_Fr, @syndicatavocats, @SMagistrature, @lacimade, @emmaus_france, @Abbe_Pierre, la Fédération des acteurs de solidarité ont donc introduit un recours. Le Défenseur des droits était observateur a l’audience et a produit un mémoire soutenant, de même que les requérants, l’illégalité de l’arrêté. Le référé introduit l’était sur le fondement de l’article L.521-2 du code de justice administrative, c’est-à-dire l’invocation d’une « atteinte grave et manifestement illégale » à une ou plusieurs libertés fondamentales. Toutes les organisations requérantes étaient représentées par Me Spinosi, qui a commencé l’audience en rappelant les libertés fondamentales mise en cause par l’arrêté. En premier lieu, évidemment, la dignité des personnes exilées, désormais privées pour celles vivant au centre-ville d’accès aisé à la nourriture. Mais aussi et surtout le principe constitutionnel de fraternité, dont le Conseil constitutionnel a jugé que l’une des déclinaisons est le droit d’aider autrui dans un but humanitaire. L’Etat s’est largement défendu en exposant que ses actions suffisaient à combler les besoins sur place en terme alimentaires. « Nous ne sommes pas convaincus et le Défenseur des droits non plus », a indiqué Me Spinosi. Le Défenseur des droits a en effet produit un mémoire au vitriol sur la situation des exilé.e.s à Calais, dans la suite de ses deux rapports de 2017 et 2018 dont je conseille la lecture à quiconque a envie de perdre l’envie de rire pour quelques heures. Dans le rapport du Défenseur des droits de 2017, au sujet de la politique de harcèlement permanent des exilé.e.s, il était question d’un « déni du droit d’exister ».

Pour autant, en vertu du principe de fraternité, le débat n’est pas tant « est-ce que l’Etat fait assez » (vous l’aurez compris : non), mais « a-t-il le droit d’empêcher des associations qui le souhaitent de faire plus pour aider les exilé.e.s présents à Calais ? »

Passées des finasseries juridiques réglées à coups d’arrêts du tribunal des conflits, il a été rappelé que l’arrêté contesté a été pris au visa de la loi du 9 juillet 2020 sur la sortie de l’état d’urgence sanitaire.




Cela a pour conséquence que tout manquement à cet arrêté est sanctionné par une contravention de 4ème classe, puis de 5eme classe en cas de récidive, voire par un délit en cas de manquement encore renouvelé. C’est ce à quoi s’exposent les associations, c’est très dissuasif. Il faut préciser que ces sanctions sont encourues en cas de manquement aux prévisions de l’arrêté, quelle que soit la réalité matérielle des distributions (notamment au regard de l’observation des gestes barrière)

Après ce débat juridique, il faut revenir aux questions factuelles : l’administration prétend que les distributions organisées par les associations ne sont pas nécessaires car les distributions de l’Etat sont suffisantes pour couvrir tous les besoins. Les associations rapportent, elles, rencontrer régulièrement des personnes qui n’ont pu s’alimenter de la journée avant de les croiser. C’est aussi le sens des observations du Défenseur des droits, autorité administrative indépendante, qui a enquêté sur les saisines dont il a fait l’objet par les associations. Ses constats ont une forte force probatoire. Au delà de seules considérations de nombre de repas, les lieux de distributions de l’État sont aujourd’hui éloignés de plus de 4km des lieux de vie de 300-400 personnes « habitant » en centre ville et à l’ouest de la ville. Cela représente plus d’une heure de marche aller pour atteindre le lieu de distribution. Par ailleurs, les exilé.e.s font l’objet de discriminations importantes dans les transports en commun, de sorte que ce n’est pas une solution pour elles et eux.

Trois grands motifs justifient l’arrêté :
1/ l’ordre public : le trouble n’est aucunement démontré puisque le préfet ne rapporte que deux occurrences de problèmes avec les FDO qui n’ont aucun rapport avec les distributions alimentaires, 2/ la prolifération de déchets : là encore aucune preuve n’est rapportée, alors que les associations se sont toujours engagées à collecter les déchets sur leurs lieux de distributions,

3/ les risques sanitaires : une distribution entraîne forcément un rassemblement. Mais quel particularité de ces distributions en centre-ville par rapport à celles organisées par l’État ? Par rapport aux autres distributions associatives qui demeurent autorisées.

« En réalité, personne n’est dupe, c’est une mesure de nature politique, décidée suite à la venue du ministre G. Darmanin, une volonté évidente d’assécher le centre-ville, de lutter contre les « points de fixation », « l’appel d’air ». » Ce n’est pas la première intervention du juge administratif sur Calais. « De manière constante il a affirmé que la présence non souhaitée de ces personnes ne donne pas à l’administration tous les droits pour s’en débarrasser. »

Le sous-préfet de Calais a ensuite pris la parole et a rappelé la « ligne directrice » de l'Etat depuis 2017 (post-démantèlement du bidonville) : le « principe d'accompagnement humanitaire ».

Il a énuméré les différents volets :
- l'accès à l'eau,
- l'accès aux soins via la PASS (Permanence d’Accès aux Soins de Santé),
- l'accompagnement social notamment des mineurs
(rappel : rien de tout ça ne s'est mis en place spontanément, c'est le résultat de contentieux mené par les associations)

- Depuis mars 2018, et fait notable, sans que cela ait été ordonné par le juge administratif, des distributions alimentaires « sur notre argent, sur l'argent public ». (woké)
Il a rappelé que la situation à Calais était conditionnée par la situation migratoire globale, les choix politiques en la matière au niveau européen, autant d'éléments qui échappent largement au contrôle et à la volonté de la ville. Il a rappelé également que les accords du Touquet signés avec nos voisins britannique délèguent à la France la surveillance de la frontière. Il a souligné que dans de précédentes ordonnances de 2017, le juge administratif avait spécifié que les distributions associatives ne pouvaient avoir lieu en centre-ville, et exposé que ces distributions donnaient lieu à des troubles à l'ordre public. Preuve en était : une copie de mains courantes, alors versées au débat —on y reviendra plus tard parce que c'était assez drôle. « Depuis 2017, l'Etat assure un équilibre entre deux impératifs :
- l'application de la loi, notamment relative au droit au séjour ,
- le principe de dispositif humanitaire ».

La présidente de l'audience a ensuite posé aux acteurs de terrain différentes questions tenant à la localisation des lieux de vie et aux nombres de personnes qui y vivaient, ce qui a donné lieu à des débats entre préfecture et associations.

Sur la question du centre-ville, la préfecture estimait notamment qu'une centaine de personnes y vivaient, tandis que les associations en dénombrent près du double, ce chiffre étant en augmentation constante du fait de l'arrivée de nouvelles personnes à Calais. Comme l'ont rappelé les associations, les distributions n'ont repris en centre-ville que parce que des personnes s'y sont déplacées, pour répondre à des besoins nouveaux. Elles se sont adaptées à l'évolution de la situation. L'occasion ici de tirer mon chapeau à tous les locaux qui se battent depuis des années et des années sans jamais baisser les bras, immondice étatique après immondice étatique.

Le sous-préfet a souligné que l'arrêté n'était qu'une expérimentation dont un bilan serait réalisé, et qu'il ne s'agissait aucunement d'une interdiction générale —comme celle qui avait été réduite en miettes par le juge des référés en 2017. Côté associatif, on s'inquiète : « ne soyons pas naïfs », si cet arrêté n'est pas annulé par le juge des référés, il sera très vite étendu à d'autres zones de la ville, les associations ont déjà eu vent de demande d'élargissement du périmètre de l'interdiction.

Question de la présidente :
« — Vous avez parlé de bilan, quels seront vos critères de réussite ?
— Eh bien la baisse des plaintes, principalement !
— Donc l'arrêté est motivé par la santé publique et mais en réalité ce qui importe c'est la tranquillité publique… »

« —Et avez-vous eu connaissance de cas de contamination du Covid-19 au centre-ville ? »
— balbutiements indistincts. »

Intervention de l'Auberge des Migrants : les plus grands rassemblements, aujourd'hui, ce sont les distributions de l'Etat, supprimer les distributions associatives va revenir à concentrer encore plus les gens. Il a été invoqué par la préfecture le fait que les lignes d'attente des distributions associatives ne respectaient pas les gestes barrières. Des photos récentes de gens entassés aux distributions de l'Etat permettent de passer au sujet suivant sans plus de débats.

La présidente s'interroge sur les rassemblements créées par les distribution, alors que les associations protestent : les gens vivent déjà sur place.
« —Il y a donc 150 personnes qui vivent dans leur tente sur les quais ?
— Plutôt sous une couverture sur le macadam à vrai dire. »

« Les lieux de distribution, ce sont aussi des lieux de rencontre, où l'on délivre de l'information. Dans l'été, cela a permis de rencontrer une centaine de mineurs, dont plusieurs ont pu être orientés vers les services de l'enfance. Offrir un thé, ça permet de discuter. »

Me Spinosi reprend la parole, et rappelle que le débat n'est pas celui de la qualité de l'action de l'État, mais de son droit à limiter l'aide associative, alors qu'il n'y a aucune justification à cette limitation.

Les débats ont permis de montrer que les questions sanitaires n'étaient qu'un prétexte (grossier, si je puis rajouter), et aucun trouble à l'ordre public n'est rapporté, sauf deux faits sans aucun rapport avec les distributions.

Avant la clôture de l'instruction, une suspension permet d'étudier en détail les pièces versées en cours d'audience par la préfecture.

Bilan :
- Une dizaine de mains courantes, dont seule l'une concerne un lieu visé par l'arrêté. La surveillance vidéo fait état de deux migrants qui consomment une canette de bière.
« Voilà pour le trouble à l'ordre public. Le tribunal appréciera. »

-Un rapport préalable à l'arrêté supposé le justifier contenant :
* des photos de déchets... sur le site de distribution de l’État,

* des photos de déchets en centre-ville... là où les associations n'ont jamais distribué.
« Alors peut-être que la ville de Calais doit être nettoyée, mais il semble que les associations n'en sont pas responsables. »

Voilà pour les « pièces à conviction » du préfet du Pas-de-Calais (qui du coup semble toujours avoir autant de mal dans son rapport à réel que quand j'y étais, mais sans rancune😘).
Délibéré en début de semaine prochaine.

Si la situation de Calais vous intéresse, n'hésitez pas à suivre les comptes twitter des associations sur place, en premier lieu @AubergeMigrants et @Utopia_56, ainsi que @HumanRightsObs qui réalise des bilans réguliers des violations des droits dans le Calaisis. Je conseille aussi la lecture du rapport du Défenseur des droits avec une belle photo passion barbelés en couverture et plein de déprime et de trucs révoltants à l'intérieur. (defenseurdesdroits.fr/fr/communique-…) Il y a aussi l'excellent documentaire Regarde ailleurs d'Arthur Levivier qui contrairement à beaucoup d'autres ne s'est pas contenté de passer une semaine pour rapporter des images choc mais a pris le temps de se lier avec les gens pour comprendre.

https://youtu.be/n__4kJ35CAQ

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