dimanche 26 juillet 2020

Jeu-concours de la saloperie de l’été


Prochain cercle de silence de Strasbourg
jeudi 30 juillet, 18h-19h, pl. Kléber.
Rejoignez-le, même quelques instants.

Ce qu'il y a de plus scandaleux dans le scandale c'est qu'on s'y habitue. S. de Beauvoir (source ici).

En préparant ce message nous pensions évoquer trois choses : une nouvelle condamnation de la France par la CEDH, l’enfermement des enfants, toujours renouvelé, et les audiences vidéo, ou carrément non-audiences, en centre de rétention.

Mais contemplant le lot quotidien du (non-)droit des étrangers ce mois de juillet, il apparaît qu’un grand jeu-concours de la saloperie de l’été serait peut-être plus adapté. Installez-vous, faites votre choix : auquel de ces douze méfaits attribueriez-vous le titre de la pire saloperie de l’été ? Faites jouer vos amis, vos proches ! Enfin contemplez ceci : ils ne sont qu’une sélection, vingt-six jours ont suffi pour les récolter, et cette pluie dure toute l’année. Que nous arrive-t-il, pour que tout ceci se poursuive tranquillement ?

Le gouvernement et de nombreux parlementaires et élu.es ont récemment argué de leur attachement à l’État de droit pour défendre certains des leurs. On peut aussi contempler ce qui suit à cette lumière. Ou leur en proposer la lecture.


1. L’administration sépare trois mères de leurs (très très) jeunes enfants vivant en France et les enferme seules au CRA de Toulouse, s’apprêtant à les expulser.

2. « Je ne dors pas, je ne mange pas. Je suis le plus petit ici, tout le monde est plus grand que moi. Pourquoi je suis ici ? » (un enfant de 14 ans enfermé au CRA de Coquelles depuis le 3 juillet). La France enferme des centaines d’enfants, seuls, en rétention. C’est grave et complètement illégal. Jamais un enfant ne peut être enfermé seul. Le moyen ? Les déclarer majeurs. 239 cas en 2019 en métropole. Abracadacra !

3. À Mayotte, comme souvent, a lieu la version au bulldozer de ce qui précède : la police falsifie simplement les documents. Une fille de quatorze ans ? Effaçons, écrivons vingt. Et enfermons. Streetpress a pu ainsi consulter une dizaine de procédures falsifiées. Un parent se présente-t-il ? « Alerté par des connaissances, son père s’est présenté plusieurs fois devant le CRA pour essayer de prouver la minorité de sa fille. La police lui barre la route. ‘C’était dur, à chaque fois les policiers me chassaient’ ». Pour un lycéen de 17 ans enfermé et expulsé après une falsification, et devant passer le BEP quinze jours après, le tribunal a dû ordonner au préfet de le faire vite revenir. Nous rappelons que ces faux sont un crime qui se juge aux assises. Nous parions qu’après ces révélations il n’y aura bien entendu même pas de poursuite.
Dans un cas de 2013 où un père, en situation régulière sur l’île, se présentant au CRA avec les certificats nécessaires, avait été refoulé, la France a été condamnée de façon cinglante le 25 juin dernier pour 6 motifs simultanés, dont « traitement dégradant » par la CEDH.

4. Avec l’épidémie, la loi prévoit des possibilités dérogatoires pour rendre la justice, à la discrétion des juges. Les personnes en rétention payent plein pot : en majorité, depuis le début de l’état d’urgence sanitaire, leurs affaires sont jugées à distance, par visioconférence, par téléphone voire sans audience. Tant pis pour la publicité des audiences, le lien avocat(e)-client(e), sa confidentialité et les droits de la défense, l’interprétariat, la qualité parfois très mauvaise de la vidéo etc. La pratique va même plus loin : aux CRA de Hendaye et Oissel des audiences illégales sont organisées dans des locaux de police.

5. Il est impossible pour des milliers de personnes de prendre rendez-vous en préfecture pour toute affaire concernant les titres de séjour. Depuis des mois. Et personne ne bouge le petit doigt. Le mode d’action est très simple : 1° vous devez prendre RV par internet. 2° sur le site aucun RV n’est disponible. Le Défenseur des droits alerte :
« [Je suis] saisi de très nombreuses réclamations de personnes étrangères ne parvenant pas à déposer de demande de titre de séjour ou de renouvellement du fait des procédures dématérialisées imposées par certaines préfectures. Dans certains départements, la saturation des plannings de prise de rendez-vous sur le site internet contraint les personnes à se connecter chaque jour pendant plusieurs mois avant d’obtenir un rendez-vous. Ces personnes sont ainsi exposées au risque d’être interpellées puis éloignées du territoire à tout moment et subissent des ruptures de droits sociaux ou perdent leur emploi. Ces décisions d’organisation des services constituent une atteinte inacceptable au droit à l’égal à l’accès aux services publics et une entrave au droit au respect de la vie privée et familiale. Par décision n°2020-142, je formule plusieurs recommandations au ministre de l’Intérieur et lui demande de rendre compte des suites données à celles-ci ».
Bien sûr c’est illégal et on peut contraindre les préfectures à donner un RV : en prenant un(e) avocat(e), rassemblant les preuves, cas individuel par cas individuel, et en saisissant le tribunal administratif. Merveilleux.
NB : bravo à La Cimade qui a contribué à documenter les faits par son robot preneur de RV qui se connecte aux sites des préfectures (et que l’administration a essayé d’empêcher d’établir ce qui se passe).

6. La même chose se produit pour la demande d’asile. La procédure pour se déclarer, très complexe, est en plusieurs étapes ; faute de personnel elle est engorgée, à chacune des étapes. Alors les gens restent en situation irrégulière, expulsables, à la rue, parfois avec enfants, sans aucune ressource, droit social, ni droit de travailler. Pendant des semaines, des mois, et alors que le droit français et européen impose des délais brefs et précis à l’administration.
Une préfecture octroie quelques entrées sans RV. La file, de plus de 100m, se forme depuis minuit, pour 40 entrées par jour. « On ne comprend rien, dit X dans un français irréprochable. Il faut appeler pour avoir un rendez-vous, mais personne ne répond. On n’a pas d’argent pour vivre, comment peut-on acheter du crédit pour appeler toute la journée un numéro qui ne répond pas ? Alors on vient ici, mais personne ne nous ouvre. C’est comme ça tous les jours ». « C’est infernal ce qui arrive dans notre pays. Les gens ici pensent qu’on le quitte par gaieté de cœur ? Nous fuyons parce que nous ne sommes pas en sécurité. [Sinon] nous resterions là-bas car nous y serions plus heureux, c’est notre culture et c’est chez nous. » Y : « On dort dans la rue, dans des parcs ou parfois à l’hôtel. Ces deux premiers mois en France ont été horribles. ». 23000 personnes sont concernées.

7. Peut-être faudrait-il une décision de justice de portée générale pour que cela cesse ? Dans l’immédiat, même pas : la France vient d’être condamnée le 2 juillet dans des cas semblables (de 2013) par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour un des motifs les plus graves, traitement dégradant : « les autorités françaises doivent être tenues pour responsables des conditions dans lesquelles ils se sont trouvés pendant des mois, vivant dans la rue, sans ressources, sans accès à des sanitaires, ne disposant d’aucun moyen de subvenir à leurs besoins essentiels et dans l’angoisse permanente d’être attaqués et volés » ; les requérants doivent être regardés comme « victimes d’un traitement dégradant témoignant d’un manque de respect pour leur dignité ». Peut-être faut-il conseiller au gouvernement des « vacances apprenantes » pour apprendre à lire ?
Ah, nous oubliions : le Conseil d’État, à l’époque, avait rejeté la demande sans même d’audience.
Commentaire détaillé (pointant des aspect critiquables de l’arrêt) d’une professeure de droit ici https://journals.openedition.org/revdh/pdf/10408

8. Depuis le 30 juin une centaine d’adolescents sont installés bien visibles sous des tentes dans un square du 11e arrondissement de Paris. Légalement, ils doivent être scolarisés et pris en charge immédiatement par l’Aide Sociale à l’Enfance (départements, à qui l’État refuse les moyens nécessaires). « Quand on est arrivé, on s’est fait une réflexion : le pire, ce serait qu’il ne se passe rien. On n’y croyait pas, mais c’est le pire qui est en train de se produire » dit une responsable associative. « Ils sont tous épuisés par leur parcours et prêts à tout, et comme ce sont encore des adolescents ils sont très influençables. Lorsqu’on perd leur trace, on sait qu’on ne les reverra peut-être jamais. »
Seules les associations sont présentes, payent des hôtels, essaient de trouver des hébergements bénévoles. Tous les ministères et services sollicités se taisent.
Ce sont des enfants. Abandonnés. Ce n’est pas comme si la France avait été déjà condamnée le 28 février 2019 par la CEDH pour un tel abandon (dans des circonstances en outre très graves).

9. Le nouveau ministre de l’Intérieur Darmanin s’est très vite rendu à Calais. Pour son arrivée, la police a délogé environ 800 personnes et déplacé 519 loin ailleurs en France. Ce harcèlement sur ordre est quotidien, mais cette fois l’association Care4Calais rapporte l’éviction « la plus dure à Calais depuis 2016. La police a tout pris aux exiléstentes, sacs de couchage, habits, nourriture. Des centaines de personnes ont été déplacées à l’autre bout de la France. Samedi 11 juillet elle est revenue, aspergeant les gens de gaz lacrymogène (c’est illégal) et mettant feu aux tentes. » Le journal 20 minutes rapporte qu’une des conséquences a été que des gens se sont retrouvés pendant cinq jours sans eau ni nourriture. Le ministre, lui, n’a daigné rencontrer aucune de ces personnes, ou des associations qui les aident : seulement son homologue britannique « pour renforcer les moyens de sécurité » (de qui ? Qui est un danger pour qui au juste depuis vingt ans à Calais ? Les exactions policières sont inlassablement rapportées) et « lutter contre l'immigration illégale (=organiser des services de renseignement) », et féliciter la police « qui réalise un travail exemplaire dans un contexte difficile » (c’est beau le langage on peut faire des phrases). (source ici)
Ah, à propos de « travail exemplaire » et de « renforcer les moyens de sécurité ». En 2018 des policiers avaient arrêté (29h de garde à vue) et fait poursuivre pour « violence et outrage sur personne dépositaire de l’autorité publique » un bénévole associatif, Thomas Ciotkowski, qui filmait leur action et leur demandait de respecter la loi (qu’ils enfreignaient). Lors du procès en juin 2020, une vidéo des faits a disculpé cette personne, montré les faux réalisés et le mensonge organisé des policiers, qui au contraire ont poussé ce bénévole sur la route. Un camion est passé tout près, T. Ciotkowski n’a dû sa vie qu’à la chance. Mais continuez : le ministre félicite.
https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/06/10/violences-policieres-des-images-ont-permis-a-la-justice-de-blanchir-un-benevole-de-calais_6042338_3224.html
Candidement, le préfet du Pas-de-Calais Fabien Sudry justifie : « Nous sommes déterminés à éviter la reconstitution de bidonvilles et c’est pour ça que nous intervenons (=harceler, voler, blesser, déloger, épuiser, sans cesse). Est-ce qu’il y a une autre alternative ? » Accueillir ? Ouvrir des voies légales de demande d’asile au Royaume-Uni, octroyer des titres de séjour aux personnes acceptant de rester en France ? Ces gens sont juste des êtres humains, pas des problèmes ou des ennemis. Pardon nous nous égarons.

10. Un arrêt du 8 juillet du Conseil d’État le confirme : à Menton, les refoulements sempiternels vers l’Italie de personnes demandant l’asile sont illégaux. Mais rassurez-vous, rien n’empêche la police de continuer ! Dans le cas présent, la personne (avec un enfant de 5 ans ayant une sonde à l’estomac) a été refoulée le 14 mai. Le 8 juillet, le Conseil d’État juge que c’était illégal. Et alors ? Et alors rien, la personne est en Italie, ce qui est fait est fait. C’est beau le droit.
L’Anafé témoigne : « en deux journées seulement, ces lundi 6 et mardi 7 juillet 2020, nos observateurs présents sur le terrain à Menton ont déjà recensé 83 personnes qui ont été refoulées par la France vers l’Italie. »
L’État accorde une grande importance à son action illégale là-bas : le nouveau ministre de l’Intérieur, dès sa nomination, est allé féliciter la police de Menton « engagée jour et nuit pour lutter contre la criminalité, les trafics et l’immigration irrégulière. Respect et confiance en ceux qui assurent la sécurité des Français. » (source ici).
Il ajoute comme d’habitude le mensonge d’extrême droite évoquant la « criminalité, la sécurité des Français » dans cette histoire de migration et de demandes d’asile qui n’a rien à voir. C’est au contraire la chasse aux personnes étrangères qui les pousse à se mettre en danger : il y a eu plusieurs morts ces dernières années.

11. En Grèce des personnels de sécurité (police ou apparentés) et des gens en civil ont attaqué, enfermé, agressé sexuellement, volé, dévêtu des personnes qui venaient de franchir la frontière depuis la Turquie, puis les ont refoulées. Des personnes blessées par balles ont été hospitalisées. Interrogés le 7 juillet en Commission Justice du Parlement Européen, trois ministres grecs n’ont rien répondu et Frontex, l’agence européenne finançant la Grèce pour ses opérations frontalières, regarde ailleurs (source ici).

12. Une vendange en Champagne, et le procès qui a suivi, le 5 juillet, nous rappelle qu’une des conséquences du maintien de nombreux étrangers ou étrangères dans l’irrégularité, c’est l’esclavage. Dans un bâtiment servant de « logement » : « une odeur insoutenable règne à proximité des sanitaires au premier étage du bâtiment. Nous pouvons difficilement poursuivre notre contrôle tant la puanteur dégagée soulève le cœur. » rapportent les policiers. Ailleurs, les travailleurs (recrutés à Paris) étaient entassés directement dans le pressoir. Peu nourris, il devaient attendre une heure du matin pour que les gérants leur apportent à manger. Certains s’endormaient avant sur leur matelas de fortune, le ventre vide. « Le plus dur, c’était la fatigue. On avait mal partout, au dos, aux mains, mais surtout on ne dormait pas beaucoup », « même les passeurs nous traitaient mieux que ça ».
Combien de cas semblables ne sont-ils jamais révélés ?
https://www.liberation.fr/france/2020/07/05/esclavage-moderne-en-champagne-meme-les-passeurs-nous-traitaient-mieux-que-ca_1793385


Et, avec l’épidémie et la fermeture de nombreuses frontières, les enfermements en rétention illégaux car sans perspective d’expulsion continuent, engendrant des comportements désespérés. Mais nous en avions parlé en avril.

Le cimetière méditerranéen, la Libye, et la fermeture de nos États aux réfugiés s’en échappant sont hors-concours.
Ici un bateau en détresse depuis ce matin 26 juillet avec 95 personnes dont 30 enfants, une mère et son bébé de 1 an. Personne ne fait rien, une association de veille téléphonique alerte en vain. À l'heure où nous écrivons ces lignes le bébé risque de mourir très vite de soif. Le bateau n'en a plus que pour quelques heures.

Bon été.



P.S. Un ministre a récemment parlé d’« ensauvagement ». Sauf erreur de l’auteur de ces lignes, le terme a été créé par Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme : l’ensauvagement du colonisateur par sa propre violence. Voyez l’effet en remplaçant ci-dessous par exemple tête coupée par bateau laissé sombrer, œil crevé par tente et sac, seuls biens détruits, fillette violée par fillette renvoyée en Libye, ou séparée de sa mère enfermée en rétention pour être expulsée, Malgache supplicié par réfugié laissé à la rue des mois sans rien ni aucun droit (cela tue aussi ; il y a eu des morts, deux récents à Strasbourg) etc. Et jactance étalée par les félicitations ministérielles et ses revendications de lutte contre le crime. En voilà une des réalisations, de notre ensauvagement.

« Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée, et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. » Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950.

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