dimanche 27 octobre 2019

Les demandeurs et demandeuses d'asile privées d'argent liquide ? / Enfermer, enfermer, enfermer.


Prochain cercle de silence de Strasbourg
mercredi 30 octobre, 18-19h pl. Kléber.
Rejoignez-le, même quelques instants.

Imaginez-vous devoir vous passer totalement d'argent liquide, du jour au lendemain ? C'est ce que le ministère de l'Intérieur a prévu pour les demandeurs et demandeuses d'asile.

Cette mesure est très révélatrice du fonctionnement de l'administration envers les étrangers :
Annoncée par communiqué (« la carte de débit de l'ADA évolue en une carte de paiement »), elle est incompréhensible du grand public (auriez-vous compris ?).
Elle est une pure mesure technique, une façon d'appliquer la loi, à la discrétion de l'administration, qui rend difficile ou ineffectif l'exercice de droits minimaux prévus par une loi pourtant déjà dure.
Elle est prise en notre nom mais ignorée, sauf des gens concernés.
Aucune explication crédible n'est donnée.
Il s'ajoute deux bonus fréquents : l'outre-mer (ici la Guyane) a servi de banc d'essai pour ce droit au rabais, la généralisation à la métropole a été décidée d'un coup (le 2 août) par le ministère de l'Intérieur sans aucune concertation. La preuve, elle s'avère inapplicable immédiatement par les propres acteurs qu'il mandate pour accueillir les demandeurs d'asile. Son entrée en vigueur a été repoussée du 5 septembre au 5 novembre.

Quantité de mesures administratives, nationales ou préfectorales, voire de simples usages des agents, partagent ces caractéristiques. Ensemble, sans bruit, ils rendent en permanence infernale la vie de dizaines de milliers de personnes.

Cette mesure étant un peu plus grosse et scandaleuse que d'autres, nous vous l'expliquons.


Une personne déposant une demande d'asile en France n'a pas le droit au travail pendant l'examen de sa demande1. En contrepartie, l'État a l'obligation de la loger et de subvenir à ses besoins de base (et s'en acquitte très mal mais c'est une autre histoire). Aussi, il lui verse mensuellement une Allocation pour Demandeur d'Asile de 6,80€/jour pour une personne seule (majorée de 7,40€ s'il ne la loge pas). Actuellement, il fournit une carte bancaire permettant des retraits en distributeur (5 par mois, ensuite il y a des frais), alimentée chaque mois du montant de l'allocation. Désormais, seuls les paiements seront possibles : 25 par mois, et avec frais au-delà (actualisation nov. 2019 : l'exécutif a reculé, il a enlevé cette limite). Plus de liquide ! Pour des gens en situation extrêmement précaire, ayant besoin de multiples petits achats de subsistance, et se dépannant souvent mutuellement —en liquide—, c'est absurde. Et adieu aux épiceries associatives bon marché mais dépourvues de terminaux pour cartes, adieu aux divers services associatifs demandant des participations symboliques (et faisant le travail de l'État…).

Une justification non-dite est peut-être possible : la surveillance électronique des demandeurs et demandeuses d'asile. Bien sûr, les pauvres et les faibles doivent être contrôlés étroitement (où irait-on ?). Mais en outre, depuis la loi de septembre 2018, ils et elles peuvent être affectées par l'État à une région précise, pendant l'instruction de leur demande. Détecter si des achats sont effectués ailleurs pourrait alors être un motif de suppression de l'allocation et de tout accès au dispositif d'accueil. (Note après rédaction. Bingo. Nous lisons dans cet article du JDD, dans la bouche d'une députée LREM, que c'est bien de « surveiller leurs achats » qu'il s'agit.)

L'OFII (Office Français de l'Immigration et de l'Intégration), pressé de questions, a fini par signaler que percevoir du liquide resterait possible, par le « cash-back » : effectuer un achat auprès d'un commerce, régler davantage que le prix, et percevoir la différence en liquide. Ce système commence, plaide le directeur de l'OFII, à se développer en France.

Ajout du 24 nov. 2019. Depuis l'entrée en vigueur de la mesure, divers témoignages montrent sa cruauté. Parmi eux, ce lui d'une femme, reçu d'un centre de soins de la Comede : « Je ne peux même plus parler à mes enfants au téléphone. Je suis allée dans trois bureaux de tabac différents, tous refusent que je paie le rechargement de mon crédit à l'aide de ma carte de l'OFII. »
https://twitter.com/comede_asso/status/1194262705416417280


Nous ajoutons quelques brèves : l'enfermement des étrangers, lui, prospère et ne manque ni de fonds, ni de préfets et de chefs de gouvernement pour faire enfermer sans scrupules. En France, en Grèce, en Libye. Plus c'est loin et inhumain, mieux c'est ?
Un nouveau centre de rétention va être construit à côté d'Orléans.
La semaine dernière, une fille de quatre ans, fiévreuse et souffrant d'une otite, a été enfermée trois jours seule en « zone d'attente » à Orly. Elle y refusait de s'alimenter. Elle a été libérée par la justice, puis confiée à l'Aide Sociale à L'Enfance (source ANAFÉ). Selon Le professeur de droit Serge Slama, ce cas rappelle l'existence de ces enfermements tristement banals. « Il y a très régulièrement des mineurs, même isolés, en zone d’attente » et « la situation est bien plus compliquée [encore] pour ceux qui tentent de rentrer sur le territoire par voie terrestre, à la frontière italienne, notamment ».
Mi-octobre, un Français a été visé par une OQTF et enfermé trois jours en rétention. C'est révélateur du caractère expéditif que la machine à enfermer et expulser peut avoir : pendons-le enfermons et expulsons-le d'abord, les juges contrôleront la légalité ensuite ! (Cet homme n'avait pas sa carte d'identité sur lui. Il n'était probablement pas bien blanc —ça commence mal— et a affirmé être français —la police ne l'a pas cru—, né à Quito —elle l'a cru et a coché « équatorien »—, et célibataire sans enfant —elle a coché « aucune atteinte disproportionnée au respect de sa vie privée et familiale » ; une vérification minimale aurait montré que ses parents et toute sa famille sont en France. Le Juge des Libertés et de la Détention a validé tout cela. Un proche a fini par apporter sa carte d'identité. Et encore : il n'a été libéré que le lendemain.) Si vous n'avez pas votre carte d'identité sur vous, faites un effort : soyez blanc(he) !
Une vaste rafle de Géorgiens a eu lieu courant octobre en Bretagne, avec passage-éclair par le CRA de Rennes et expulsion par charter sous la garde de quarante (40 !) policiers géorgiens. Il faut lire les témoignages que la Cimade a pu recueillir. La violence a été incroyable. Arrestations dans la nuit, enfants terrorisés, parents menottés, plaqués au sol, bouches scotchées, certificats médicaux ignorés, effets personnels soustraits arbitrairement, tabassages… Allez vraiment lire ce qui se passe. Sachez ce que signifient les mots policés d'un ministre « pas vocation à… » « fermeté » « respect de la loi » etc.
Malte a appelé les garde-côte libyens pour qu'ils entrent dans sa propre zone de recherche et de secours et prennent en charge une embarcation en détresse, le 18 octobre. (L'immense zone libyenne, construite et déclarée grâce à l'aide des pays européens, ne suffit donc plus à notre xénophobie). La cinquantaine d'occupants a été ramenée en Libye et enfermée au centre de détention de Tarik al Sika. C'est extrêmement grave : c'est une violation du principe de non-refoulement, un fondement des Conventions de Genève et de la CEDH, et une violation du droit maritime international, qui requiert la remise en « lieu sûr » des naufragés en cas de sauvetage. Le Haut-Commissariat aux Réfugiés de l'ONU a ouvert une enquête visant l'État maltais. Ce cas a pu être clairement documenté grâce à Alarm Phone, une association de veille téléphonique en Méditerranée, mais le HCR affirme que ce n'est pas une première.
Enfin, il faut savoir ce qui se passe dans les camps grecs, notamment celui de Moria dans l'île de Lesbos. Ils ont été établis sur initiative européenne, censément pour être des lieux d'accueil provisoire et d'orientation (« hot sports ») : ils sont notre affaire à tous. Un témoignage les décrit comme des « centres de concentration » : vous pouvez l'écouter ici. 13500 personnes dont 4000 mineurs isolés, parfois très jeunes, s'entassent, bloquées depuis des années à Moria, prévu pour 3500 personnes en séjour bref. Des mineurs sont réduits à se prostituer pour survivre2. Le silence médiatique est un scandale. La Cour EDH a ordonné le 24 octobre à l'État grec des mesures provisoires de prise en charge d'une femme enceinte détenue dans un camp de l'île de Samos. Ce type de décision doit être souligné : il est rare, la Cour y recourt en cas de violations des droits fondamentaux mettant gravement et irréversiblement en danger des personnes. https://www.echr.coe.int/Documents/Interim_Measures_FRA.pdf

Enfin, dans le silence total, le Conseil d'État a validé pour la quatrième année consécutive le rétablissement dérogatoire en France des contrôles aux frontières intérieures de l'espace Schengen. Pour motif antiterroriste, invoqué par le gouvernement car seule base légale possible ici (quand des policiers font de la chasse à l'homme en montagne à la frontière italienne, ce n'est pas juridiquement de la « politique migratoire », c'est de l'antiterrorisme). Et alors que les traités limitent en tout état de cause cette dérogation à deux ans. Il a refusé, comme le demandaient des requérants, de consulter à ce sujet (« question préjudicielle ») la Cour de Justice de L'Union Européenne. Craindrait-il la réponse ? Nos libertés à tous sont atteintes. Et les morts, les blessés, les arrêtés au faciès, enfermés et refoulés à la frontière sont celles et ceux qui paient le prix fort.

1Cette interdiction a été marginalement assouplie au-delà de neuf mois d'instruction.
2 Ce n'est pas une surprise. Une étude menée de chercheurs de Harvard alertait sur cette urgence en avril 2017. Deux témoignages récents : « Certaines personnes vivant […] dans le camp de Moria vendent leur corps pour avoir de l'argent. Quand tu n'a spas d'argent pour t'acheter à manger, que ferais-tu ? La prostitution est la seule possibilité. Il n'y a pas d'autre moyen d'avoir de l'argent. » (Some people who are living at […] Moria Camp are selling their body to get some money. When you have no money to buy something to eat, what would you do? Prostitution is the only option. There is no other way to earn money.) « Les mineurs sont dans une situation déplorable ici et les demandeurs d'asile adulte abusent des mineurs » « Ils ont des couteaux. Si tu ne fais pas ce qu'ils veulent, ils te menacent de te tuer. » (Minors are in a miserable situation here and adult asylum seekers misuse the minors. They have knives. If you don't do what they want, they'll threaten to kill you.)

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