Prochain
cercle de silence de Strasbourg
samedi
30 novembre 2019, 18-19h place D'AUSTERLITZ
rejoignez-le,
même quelques instants
(attention
lieu inhabituel pour cause de marché de Noël)
Notre
message de ce mois a été rédigé après une interview de Pascale
Adam, directrice de CASAS1,
qui souhaite attirer notre attention sur une catastrophe touchant
actuellement le monde de l'asile.
Lorsqu'un
demandeur ou une demandeuse d'asile voit sa demande de statut de
réfugié rejetée par l'OFPRA (Office Français de Protection des
Réfugiés et apatrides), il ou elle peut, comme contre n'importe
quelle décision administrative, former un recours devant la justice
pour contester ce refus. C'est la CNDA (Cour Nationale du Droit
d'Asile), une juridiction unique siégeant près de Paris, qui juge
ces recours.
Et
comme les autres juridictions administratives, la CNDA peut rejeter
immédiatement, sans audience et par juge unique —la loi parle de
« rejet par ordonnance2 »—,
un recours qui lui est soumis, quand celui-ci est irrecevable
(c'est-à-dire enfreint une exigence formelle, par ex. est reçu hors
délai ou pas rédigé en français) ou manifestement infondé. Nous
nous intéressons à ce dernier motif. C'est ce que fait la Cour
quand par exemple le recours est incohérent et incompréhensible, ou
s'appuie sur un argument hors du champ de l'asile : « je
suis venu(e) en France pour travailler » etc., ou ne
donne aucun argument en réponse à la décision contestée de
l'OFPRA.
Ces
rejets par ordonnance pour recours « manifestement infondés »
n'ont cessé de croître : ils étaient 9 % des décisions
de la Cour en 2009, 12 % en 2010, plus récemment 17,5 % en
2015, 21 % en 2016, 26 % en 2017, 30 % en 2018,
d'après les rapports annuels de la CNDA3.
Ces chiffres soulèvent la curiosité : que se passe-t-il, pour
que la proportion de recours « manifestement infondés »
semble ainsi croître jusqu'à des niveaux élevé ? Les
dossiers sont-ils en cause, ou le fonctionnement de la Cour ?
(Voir plus bas un élément de réponse)
À
Strasbourg, l'association CASAS aide depuis plus de trente ans à la
rédaction de ces recours. Sa directrice, Pascale
Adam Guarino, explique que les rejets par ordonnance n'ont longtemps
concerné que quelques pour cent des recours pris en charge par
l'association : des dossiers incontestablement dépourvus
d'argument. L'association voit exploser ce type de rejet,
particulièrement depuis 2019. Désormais
ils visent probablement plus d'un tiers de ses recours, quasi tous
sérieux, méritant audience.
C'est
absolument anormal :
– Cela
prive de nombreux requérants et requérantes du droit fondamental de
défendre leur dossier en audience, devant des juges. Ces personnes
risquent gros, parfois leur vie, en cas de retour dans leur pays.
– C'est
sans parade possible. Le rejet par ordonnance ne peut en pratique
être contesté que pour des motifs formels, devant le Conseil
d'État. Et ici la Cour veille à un formalisme irréprochable (P.
Adam en témoigne, voir aussi plus bas).
– C'est
épuisant et décourageant pour les salariées et nombreux bénévoles
du CASAS, qui aident patiemment à construire des dossiers répondant
aux motifs de refus donnés dans les décisions de l'OFPRA.
Il
s'ajoute le phénomène suivant.
Pour des questions de délai de saisine, un « recours
sommaire » est déposé à la CNDA très tôt après la
réception de la décision de l'OFPRA, le plus souvent par l'avocat
ou l'avocate. Il expose rapidement les motifs de contestation.
Quelques mois plus tard, après entretiens détaillés avec les
requérants —c'est le long travail de CASAS—, un « mémoire
complémentaire » est envoyé, avec le détail des arguments.
Or l'association voit désormais la Cour signifier des rejets par
ordonnance avant même réception de ce mémoire complémentaire.
C'est le summum de l'injustice : les
arguments détaillés ne sont même pas lus, pour fonder le rejet,
alors que parfois la personne et l'association venaient de consacrer
temps et énergie à les exposer.
Autrefois
également, la Cour prévenait par courrier de son intention de
rejeter un cas par ordonnance (ça lui est donc possible !).
CASAS avait ainsi le temps d'y parer, en envoyant au plus vite le
dossier détaillé. La Cour a cessé cette pratique.
Le
travail de CASAS repose sur l'engagement de plus de cent bénévoles
qualifiés. Quand un tel refus arrive : « cette
nouvelle, évidemment très douloureuse pour l'intéressé, est
également terriblement frustrante pour nous, dont le temps, le
travail et l'énergie sont d'un seul coup réduits à néant »
raconte Christiane Horvat de CASAS, dans un article à paraître dans
le prochain numéro (45) de Voix de Traverses,
le bulletin de l'association, et intitulé L'ordonnance de
tri, le cauchemar de l'accompagnateur à CASAS.
Tout cela arrive dans un contexte où la « gestion du planning
[est] difficile » compte tenu du grand nombre de dossiers
(localement en augmentation récente pour CASAS, pour une raison
technique indique P. Adam), de la prise en compte « des
disponibilités des accompagnateurs et des interprètes » et
d'un temps de travail « variable selon les cas, et difficile à
estimer », explique l'article.
D'où
vient donc ce recours devenu massif aux ordonnances de tri ? La
réponse est donnée dans le témoignage qu'une rapporteuse à la
Cour a fait paraître en sept.-oct. dernier4
dans le site juridique Dalloz actualités.
Les rapporteurs et rapporteuses, qui ne sont pas juges, lisent les
dossiers, les instruisent et les synthétisent en un « rapport »
à destination de ces derniers, pour préparer leur travail de
décision. Parfois (de plus en plus souvent…) les juges les
affectent à une « séance d'ordonnances » : ils
leur indiquent 33 dossiers envers lesquels rédiger des projets
d'ordonnances de rejet, qu'ils signent ensuite.
« Notre
travail ne consiste plus à instruire des dossiers en évaluant les
déclarations du requérant à la lumière des sources géopolitiques
et jurisprudentielles mais à enchaîner des décisions de rejet avec
pour seule préoccupation, l’absence de cassation possible par le
Conseil d’État »
explique l'autrice.
L'avantage ?
Le gain de temps.
La cour tient à faire valoir de faibles temps moyen par dossier
—notamment depuis que la loi lui demande de traiter ces derniers en
moins de 5 semaines ou 5 mois, selon les cas, sans lui avoir donné
de moyens supplémentaires. Mais pourquoi ? Elle est
indépendante, elle n'a pas d'intérêt logique à jouer la politique
du chiffre encouragée par l'Exécutif. Mais elle le fait, et pour
cela les rejets par ordonnance sont efficaces.
Efficaces
aussi pour renvoyer potentiellement des gens vers l'enfer sans réel
examen. Comment un
tel scandale peut-il se poursuivre, loin de toute lumière
médiatique ?
*
Nous
ajoutons quelques brèves sur d'autres sujets, choisies parmi des
nouvelles peu répercutées. Hélas
chacune mériterait un article, ainsi que de nombreuses autres ;
celles qui suivent sont une sélection. Parmi elles, deux morts.
– La
nuit du 31 octobre, un
jeune homme mourait à Calais, intoxiqué au monoxyde de carbone dans
sa tente où il avait
brûlé du charbon pour se réchauffer. C'est la conséquence directe
de l'enfer organisé par l'État pour les étrangers là-bas.
Ironie
révélatrice de notre dédoublement mental, le même préfet sur
ordre duquel ces gens sont chassés sans répit, leurs tentes et sacs
de couchage volés ou détruits par la police, lançait quelques
jours plus tard et sans lien avec cela une communication de
prévention contre ces intoxications. À usage des gens « normaux »
hein. Vous, moi. Pas ces gens-là.
– Le
2 novembre, l'Italie a
renouvelé pour trois ans son accord avec la Libye,
pour former et financer ses gardes-côtes. Former et financer les
gardes de ce camp de concentration, d'esclavage et de torture pour
étrangers qu'est la Libye. Dans la foulée, elle a livré dix
nouvelles vedettes rapides.
https://www.repubblica.it/cronaca/2019/11/04/news/libia_festa_della_marina_l_italia_consegna_dieci_nuove_motovedette-240197745/
– Dans
le camp grec —mais voulu et commandité par les États de l'Union
Européenne— de Moria un
bébé de neuf mois est mort mi-novembre, de déshydratation.
Les conditions de vie dans ce camp sont dénoncées depuis longtemps
comme inhumaines dans l'indifférence générale.
https://twitter.com/MSF_Sea/status/1195775431758221320
– La
Grèce a annoncé qu'elle allait fermer
les camps des îles de Lesbos, Samos et Chios
et les remplacer par des
centres de rétention : fermés.
Des camps fermés de 15000 personnes en tout, sur le sol de l'Union
Européenne.
– la
police continue de voler sans cesse leurs maigres propriétés aux
étrangers vivant dehors à Calais.
Exemple de cas relevé par Infomigrants,
un site créé par France Médias Monde (France 24, RFI, MCD), la
Deutsche Welle et l’agence de presse italienne ANSA : « Dans
un camp de migrants en périphérie de Calais, Hamed, un Iranien, a
perdu toutes ses affaires lors d'un démantèlement. Les policiers
ont embarqué jusqu'à ses chaussures et jeté la béquille qui
l'aide à marcher à la poubelle. » Ces faits méritent enquête
car s'ils sont légalement établis, ce sont des vols. De tels
témoignages sont plus qu'hebdomadaires, depuis plusieurs années,
dans une indifférence désespérante.
https://twitter.com/InfoMigrants_fr/status/1189925613903261698
Human
Rights Observers
recueille des témoignages semblables : « aujourd'hui
21/11 trois expulsions de lieux de vie informels avec confiscation de
tente » (une confiscation serait un acte ordonné par un juge,
le mot est ici pudiquement utilisé pour « vol ») ;
« aujourd'hui 19/11 à Grande Synthe, lors d'un démantèlement
de six campements rudimentaires les forces de l'ordre ont pris
tentes, bâches, bidons d'eau et nourriture. Des médicaments
légalement acquis ont également été confisqués. » etc.
Remarque sur notre dédoublement mental. Une expulsion a eu lieu le 26 novembre, de personnes sous tente dans un terrain privé —faute d'hébergement qui doit être assuré par l'État—, sur demande du propriétaire. Pour défendre ce droit de propriété, la police a délogé 280 personnes, en a arrêté 30, mis à l'abri 100 provisoirement (c'est-à-dire probablement pour trois jours), laissé dehors 150. En leur volant leurs tentes.
https://twitter.com/HumanRightsObs/status/1199018073937854464
Il faudrait savoir.
« La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment […] » (Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, 1789, incluse dans le préambule de notre constitution). Ce droit est scrupuleusement défendu dans nos sociétés. Sauf quand cette propriété se réduit au très nécessaire ? Eh bien oui.
Remarque sur notre dédoublement mental. Une expulsion a eu lieu le 26 novembre, de personnes sous tente dans un terrain privé —faute d'hébergement qui doit être assuré par l'État—, sur demande du propriétaire. Pour défendre ce droit de propriété, la police a délogé 280 personnes, en a arrêté 30, mis à l'abri 100 provisoirement (c'est-à-dire probablement pour trois jours), laissé dehors 150. En leur volant leurs tentes.
https://twitter.com/HumanRightsObs/status/1199018073937854464
Il faudrait savoir.
« La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment […] » (Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, 1789, incluse dans le préambule de notre constitution). Ce droit est scrupuleusement défendu dans nos sociétés. Sauf quand cette propriété se réduit au très nécessaire ? Eh bien oui.
–
La
bassesse du pouvoir peut être belle de perfection. La députée
européenne Manon Aubry (FI) a demander à visiter le local de
rétention d'étrangers de la Police aux Frontière à Menton. Ce
local fut une « zone d'attente » (un type de lieu d'enfermement
prévu par la loi) provisoirement créée pendant la COP21 en 2015.
Il ne l'est plus. L'enfermement y est donc illégal. Le Conseil
d'État, saisi, a jugé en 2017 qu'un enfermement sans fondement
légal y était… légal pour les étrangers pourvu qu'il n'excède
pas quatre heures (https://www.gisti.org/spip.php?article5702).
Probablement une centaine de personne y est enfermée chaque jour,
dans des conditions déplorables (voir ce rapport du CGLPL5
https://www.cglpl.fr/wp-content/uploads/2018/06/Rapport-de-la-deuxi%C3%A8me-visite-des-services-de-la-police-aux-fronti%C3%A8res-de-Menton-Alpes-Maritimes_web.pdf
, pages 36 à 44, avec photos), souvent toute la nuit. Donc au-delà
des quatre heures. Mais comme le lieu est sans base légale, il est
aussi dépourvu de tous les moyens de contrôle que la loi prévoit
(notification au parquet, droits des détenus etc.).
Or la loi donne le droit aux député(e)s d'entrer dans tout lieu de
privation de liberté, en les énumérant : prisons, CRA, zones
d'attente etc.
La police a refoulé Manon Aubry au
motif que, puisque ce lieu n'est légalement aucun des lieux listés…
elle n'a pas le droit d'entrer. C'est beau n'est-ce pas ?
Pour
la police, c'est un « lieu de mise à l'abri ». Les
députés nationales Elsa Faucillon et Danièle Obono ont été
refoulées de même, peu après. On notera que la police n'avait pas,
en 2017, osé refuser l'entrée à la CGLPL. La réaction de
l'Assemblée Nationale à ce piétinement de ses droits est pour
l'instant inexistante. En attendant, le
maintien de ce lieu d'enfermement illégal, donc privé des contrôles
de légalité
prévus pour eux par la loi, peut
sembler fort opportun aux autorités.
Des centaines d'étrangers y sont tous les jours enfermés
illégalement, pour empêcher leur départ pendant la nuit et
permettre leur remise, souvent illégale et empêchant illégalement
toute demande d'asile, à la police italienne… le lendemain pendant
les heures d'ouverture des services de cette dernière.
Une
vidéo du lieu vient d'être publiée par des retenus :
https://www.youtube.com/watch?v=p6648sA6yYM&feature=emb_title
En
outre, quand une autorité demande à ses agents de traiter des gens
comme s'ils étaient méprisables, et les met hors de portée des
contre-pouvoirs, cela peut créer et encourager un mépris réel de
ces personnes, et des actes de violences.
Les agents du CGLPL ont été témoins d'une violence policière au
moment de leur passage : deux
passages en cinq
ans
et la police n'a pu laisser échapper une violence sous les yeux des
contrôleurs. Cela peut signifier quelque chose.
Le webmestre de ce site fait le pari que de tels cas de violences par la PAF à la frontière italienne existent,
peut-être très nombreux, et finiront par sortir dans les médias (on le voit déjà à Calais).
Et peut-être désignera-t-on les agents violents comme les premiers
responsables de leur geste. Ce n'est pas vrai. Les premiers
responsables sont les autorités qui en ont sciemment créé toutes
les conditions.
– Même
cause qu'en Méditerranée, mêmes effets : le passage du
Pas-de-Calais vers l'Angleterre étant rendu de plus en plus
difficile, les
gens s'en remettent à des embarcations de fortune pour franchir la
Manche.
Ils sont 2560 depuis début 2019, dont 1460 avec succès. Source BBC
https://www.bbc.com/news/uk-england-kent-50255360.
Bien sûr, la conséquence survient et surviendra : des morts en
mer
https://www.infomigrants.net/en/post/18867/warnings-over-channel-crossings-after-first-migrant-trying-to-reach-england-disappears.
1Collectif
d'Accueil pour les Solliciteurs d'Asile à Strasbourg, qui aide les
personnes dont la demande d'asile a été refusée à construire
leur dossier de recours contre cette décision.
2dite
« ordonnance de tri », si vous connaissez ce
vocabulaire. Cela est prévu par
les articles L733-4 et R733-2 du CESEDA, le Code de l'Entrée et du
Séjour des Étrangers et du Droit d'Asile.
3Le
pourcentage est indiqué dans tous les rapports, sauf en 2018 où il
doit être calculé à partir de chiffres figurant sur différentes
pages. Un hasard ? Je ne sais pas. La Cour juge un peu plus de
45 000 affaires par an. En quelques années, ce sont donc des
dizaines de milliers de dossiers qui ont subi un rejet de ce type.
4En
cinq épisodes :
https://www.dalloz-actualite.fr/node/mon-travail-comme-rapporteure-cour-nationale-du-droit-d-asile
Le passage sur les ordonnances est
dans le deuxième épisode. Tout mérite lecture. L'auteur de ces
lignes est cependant très dubitatif sur le discours tenu sur des
demandes de renvoi par les avocats et avocates. Quels éléments les
juges peuvent-ils avoir pour parler d'« abus » ? Et
comment peuvent-ils accepter d'audiencer, dans un contentieux si
grave, en l'absence d'avocat(e) ?
5Contrôleur
ou Contrôleuse Générale des Lieux de Privation de Liberté.
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