Le cercle de silence de Strasbourg n'aura
pas lieu en avril
En guise de cercle de silence confiné, nous
vous invitons à lire et faire lire
le panorama suivant de la rétention pendant
l'épidémie.
Elle
y révèle sa vraie nature. Elle doit cesser.
Nous vous invitions le
mois passé à demander la fermeture des Centres de Rétention
pendant l'état d'urgence sanitaire.
Le cercle de silence ne
pourra se tenir ce 30 avril. À la place nous vous invitons à lire
et faire partager le récit qui suit : celui de la rétention en
temps d'épidémie. Il est basé sur deux billets de
blog
d'un participant.
Depuis douze ans à Strasbourg ce 30 avril,
et bientôt treize à Toulouse,
la rétention est au cœur de la
protestation des cercles de silence.
Or l'épidémie a dévoilé
encore mieux sa vraie nature. La
lecture vaut la peine : pour bien voir hélas, comme une action
de sport au ralenti.
*
La
rétention en temps d'épidémie. Drame en deux actes, avec chœur et
envoi.
*
Acte 1.
« Il faut faire confiance au discernement et à l'humanité des
préfets »
Ouverture
(le chœur)
Fin mars une requête en
référé (≃en urgence) avait été introduite au Conseil d'État
par des associations pour demander la fermeture des Centres de Rétention Administrative (CRA, ces prisons-en-attendant-l'avion pour personnes visées par une obligation de quitter le territoire) :
pour raisons
sanitaires : de nombreux témoignages montrent qu'aucune mesure
n'y est respectée, et ce sont de toute façon des lieux de
promiscuité et de contagion,
les expulsions
justifiant l'enfermement sont pour la plupart devenues impossibles
avec la fermeture des frontières, et les rares qui le sont
contreviennent aux demandes de l'Organisation Mondiale de la Santé
pour limiter la propagation du virus.
Pourtant de nombreux
préfets continuent d'y enfermer ou maintenir des gens. Après
l'audience jeudi 26 mars, la requête
a
été rejetée. Les préfets continuent donc. Cette affaire est
révélatrice du comportement de l'administration envers les
étrangers, qui se reproduit à toutes les échelles et dans de
nombreuses circonstances, depuis des années. Il faut que la montagne
d'ignominies petites et grandes pondues sans relâche se sache :
dans ce qui est fait, qui est trop peu connu, et encore dans la façon
de le faire, qui n'est connue que des milieux spécialisés.
Alors observons cette
séquence, en trois scènes :
1° la mécanique
administrative 2° la couverture politique 3°
les éclaireurs, les éclaireuses
Scène
1. La mécanique administrative
Maître
Sirol, des préfets, des personnels de justice et de police, des
personnes retenues.
Voici le témoignage de
maître Sirol, avocate bordelaise (
source
ici, merci de son autorisation). Le début explique ce qui est
résumé en ouverture, mais lisez la fin, qui montre
comment au
juste la préfecture agit.
[Contexte :le
CRA de Bordeaux avait été intégralement vidé par la Cour d'Appel,
cas après cas, pour cause d'épidémie et de ses conséquences. Mais
il a été immédiatement re-rempli par les retenus déplacés du CRA
d'Hendaye (nous passons les détails) et diverses préfectures
s'obstinent à y enfermer des gens. NB : elle le peuvent à
discrétion pendant deux jours. Pour enfermer plus longtemps
elles doivent obtenir l'aval du JLD (Juge des Libertés et de la
Détention).]
Confinement
J7. Je suis épuisée. Pas de ne pas sortir. Pas de gérer le dilemme
pâtes ou riz aujourd’hui. Pas d’en être à la énième partie
de Kapla. Pas de devoir cohabiter avec un rat pelé depuis que j’ai
coupé les cheveux de ma sœur pour passer le temps.
Non,
je suis épuisée parce que la Préfecture continue de placer en
CRA.
Pourquoi c’est un problème ? Parce que la mesure de
rétention ne poursuit qu’un objectif : celui d’exécuter une
mesure d’éloignement, donc de renvoyer quelqu’un dans son pays
d’origine (art. L.554-1 CESEDA). Jusqu’ici OK. La question posée
par la rétention administrative n’est pas "pour/contre
l’expulsion des sans papier". La question est celle de savoir
si on les priver de leur liberté en attendant cette expulsion, et si
oui, pdt cb de tps avant que ce ne soit disproportionné au but
poursuivi. Avec le covid, la plupart des pays ont fermé leurs
frontières et l’UE/espace Schengen a fait de même. Ergo ? Ergo on
ne peut plus expulser personne. La rétention n’a donc plus de
sens. On peut pas expulser pour l’instant ? Donc on peut pas
enfermer pour l'instant. POINT. Quand la Préfecture place un
étranger en rétention, le JLD doit être saisi pour le maintenir au
CRA. Donc il doit y avoir une audience, avec un magistrat, un
greffier, un avocat. Tout ce petit monde est obligé par la
Préfecture de sortir du confinement, à s’exposer à un risque de
contamination… alors que depuis 1 semaine, jamais la Préfecture ne
s’est présentée à l’audience pour soutenir ces demandes
abusives en l’absence de perspective d'éloignement
Et
pendant ce temps, les personnes retenues sont dans un centre de
rétention où les gestes barrières ne peuvent pas s’appliquer, où
les salariés de l'entreprise de nettoyage ne viennent plus. Et
pendant ce temps, les agents de police sont présents dans un centre
de rétention sans masque, sans gant, sans gel, sans protection, sans
"distance sociale » avec leurs collègues et avec les personnes
retenues. 19 décisions de remise en liberté depuis le 17 mars. 19
dossiers. 19 plaidoiries. 3 audiences. 3 magistrats, 3 avocats, 2
greffières, 2 interprètes. Pas un seul représentant de la
Préfecture. Et j’apprends aujourd’hui que la Préfecture fait
appel des trois dossiers audiencés hier.
Donc
une nouvelle audience. Donc une nouvelle prise de risque, pour
demander quelque chose qu’ils ne peuvent pas obtenir. C’est
épuisant. C’est sans fin. Et ça n’a pas de sens. Faut que ça
s'arrête. C’est aussi stérile qu’inconscient. Prise de risque
pour tout le monde sauf la Préfecture, hein.
À côté de ce
comportement absurde et criminel on voit des justifications semblant
venir d'une autre planète. Voici par exemple un argument d'une
préfecture pour défendre un enfermement devant le JLD (
source
ici) :
Seulement
en raison de la situation sanitaire actuelle dans le monde, cette
demande a dû être annulée. Les vols actuellement suspendus,
devraient rouvrir à une date ultérieure, encore indéterminée
J'ai
reçu pour consigne du Ministère de maintenir l'intéressé en
rétention pour son bien-être et pour prévenir toute nouvelle
atteinte à l'ordre public.
(scannage ci-dessous)
Pour son
bien-être…
Notons aussi que prévenir une atteinte à l'ordre
public n'est PAS le motif exclusif que la loi prévoit pour
l'enfermement en CRA : empêcher la fuite avant l'avion. Un
problème d'ordre public se règle devant la justice.
L'administration avoue sans complexe son détournement —devenu
habituel— du droit. Pourquoi s'en priver : prendre une décision
illégale
ne l'expose elle-même à aucune sanction, elle le fait sur
instruction du pouvoir qui la récompense, et parfois les juges
valident. Open bar !
Nous parlons de
mécanique administrative. Il y a un côté mécanique, bien sûr.
Mais d'une part il y a des gens à la tête de cette mécanique
(toutes les préfectures n'ont pas eu le même comportement,
certaines ont cessé les enfermements en CRA, comme celle de la
Gironde d'ailleurs) : ce qui se passe résulte d'une suite
d'actes choisis par des gens, donc d'une somme de responsabilités
précises. Et d'autre part des gens ont mis cette mécanique en place
(le type de fonctionnement des services, la mentalité qui y est
construite etc.). Ces gens, les titulaires du pouvoir
politique ou de la haute administration, sont doublement responsables
: dans la sédimentation des couches de mécanique, et dans chaque
mise en œuvre. Ils ne peuvent pas ignorer ce que vont produire les
systèmes qu'ils construisent. De nombreux juristes spécialisés,
autorités administratives indépendantes, associations le leur
expliquent, si d'aventure ils en auraient eu peu conscience.
Enfin, les décisions
des juges varient. Ils et elles peuvent laisser les personnes
enfermées pieds et poings liés au mains de l’administration,
supposant, sans en demander la preuve, que celle-ci prend les mesures
de protection sanitaires adéquates. Voir par ex.
cet
article de Dalloz
Actualités. Se retrouver devant la justice est le dernier
recours. C’est un peu comme trouver, au foot, un ou une adversaire
(l’administration) seule avec le ballon devant ses cages. Il ne
reste qu’un seul salut : le ou la gardienne, le ou la juge.
S’il ou elle faillit…
Scène
2. La couverture politique
Un
sénateur, une ministre
Et voici justement
l'échelon politique pris sur le fait. Un amendement prévoyant
l'arrêt des rétentions pendant l'épidémie a été déposé au
Sénat (loi d'urgence qui vient d'être votée). Le gouvernement a
demandé son rejet. Muriel Pénicaud, ministre du travail
représentant le gouvernement à cette séance, s'en explique ainsi,
sur une question d'un sénateur :
Il
revient aux préfets d’apprécier concrètement la situation au cas
par cas […], avec discernement et humanité et dans le cadre de
l’état des lieux réalisé par les agences régionales de santé
[…]. Je leur fais confiance pour cela.
(
source
ici, cherchez par ex. le mot « discernement »)
« Discernement et
humanité », « confiance ». Quelle indigestion de ces formules
toutes faites et de ses sœurs ! Sans elles, combien de lois,
décrets et autres décisions n'auraient pu être défendues. Sans
elles, les ministres et préfet(e)s sont nus.
Elles dispensent
d'affronter le réel et de penser. Et si elles sont prononcées par
cynisme froid par certains ou certaines, chez d'autres, mélangées
aux préjugés standard sur l'immigration, elles créent probablement
plutôt une sorte de sincérité paresseuse, ou un entre-deux. Elles
offrent à l'esprit un cocon sans aspérité qui peut être très
convaincant, tant qu'on ne le perce pas pour voir dehors (et il ne
suffit pas de se rendre « sur le terrain » :
l'aveuglement est plus profond).
Mais, faisant oublier le
réel et qui elles écrasent, elles tuent.
Scène
3. Le chœur : « l'administration n'a pas
d'entrailles ».
Tout ce que
l'administration peut faire, sans un contre-pouvoir qui la contraigne
à se limiter, elle le fait, dès que la moindre facilité politique
l'y pousse. Vie, mort, droits fondamentaux : aucune importance. Nous
avons la chance d'avoir pu l'oublier, faute de l'avoir vécu, dans
notre majorité, depuis assez longtemps.
Les faibles, les
stigmatisés, elles et eux, en ont toujours fait les frais : ici les
étrangers, mais aussi tant d'autres personnes.
Et tout ça reste
inconnu, compliqué, aller y voir prend un temps que personne n'a, il
faut souvent aller au-delà de la couverture médiatique généraliste.
Et chaque personne a souvent bien assez de ses propres légitimes
soucis (si vous avez lu jusque là, c'est que vous aviez de la
disponibilité de temps et d'esprit, n'est-ce pas ?).
Mais les étrangers et
étrangères ne sont pas ici un paratonnerre qui concentrerait
l'arbitraire inhumain de l'État. Ce sont des éclaireurs, des
éclaireuses. Ce qu'on accepte de leur faire, on en accepte le
principe. Ça peut viser quiconque.
L'écrasement ou
l'abandon des faibles de toute sorte est un écrasement et un abandon
de l'humanité. Il accable évidemment des victimes précises, mais
il nous détruit toutes et tous. Il faut le refuser.
*
Acte 2.
La rétention dans sa nudité
Scène
1. Ce qui devait arriver arriva
Des
personnes retenues. Un virus. Des CRS.
Comme c'était
totalement prévisible, la contagion y a lieu, en chambrées et
restauration collectives, et avec eux la révolte. Il s'ajoute des
dysfonctionnements faute de personnel et de matériel (WC bouchés
que plus personne ne vient déboucher
etc.). La réponse est
policière. Lisez cet article en accès libre
:
https://www.bondyblog.fr/societe/migrations/au-cra-du-mesnil-amelot-une-revolte-pour-la-survie/
Lire
ceci remplit l'auteur de ces lignes de honte et de révolte.
D'autres
témoignages affluent, du Mesnil-Amelot et d'ailleurs. Le
gouvernement n'a arrêté les enfermements que là où les tribunaux
l'y ont contraint, et l'attitude de ces derniers varie selon les
régions. Des dizaines d'enfermements continuent, malgré
l'impossibilité sauf très rares exceptions des expulsions.
Finalement au CRA de Vincennes, après des premières contaminations
sans réaction,
6
policiers et 4 retenus sont contaminés. Conséquence : le
ministère écarte et confine 51 agents de police. Mais ne ferme pas
le CRA, ça non voyons.
Scène
2 : où un préfet arrive malgré tout à surprendre.
Des
associations requérantes. Un jugement. Un préfet. La Contrôleuse
Générale des Lieux de Privation de Liberté (CGLPL).
Des associations,
représentées par Me Patrick Berdugo, Flor Tercero et Vincent Souty,
ont introduit des requêtes et obtenu
injonction
du Tribunal Administratif de Paris aux préfets, d'extraire du
CRA de Vincennes, isoler et soigner les retenus malades et de ne plus
y enfermer de nouvelles personnes. Le préfet de police n'a pas fait
appel mais simplement
refuse d'exécuter ce jugement
(source par exemple
ici).
Nous n'avons vu ça que rarement.
Ce préfet affiche en
outre médiatiquement sa rigueur sur l'application de la loi : lui
s'en affranchit. On a quitté l'État de droit. Par ailleurs, pour la
deuxième fois, la CGLPL
demande
au ministère de l'Intérieur la fermeture des CRA. Elle s'appuie
notamment sur une visite en urgence de deux CRA.
Scène
3. Pourquoi est-ce si difficile ?
Le
chœur.
La rétention ne sert plus à rien actuellement. Pourquoi est-ce si
difficile au gouvernement de l'interrompre ? Aux parlementaires
de la majorité de lui en demander compte ?
Tout cela épargnerait en outre de l'argent et des personnels soumis
à rude épreuve en ce moment.
L'adversité peut révéler des choses impensées, peut révéler
notre hiérarchie de priorités. Enfermer les étrangers ou
étrangères est donc très haut dans celles de l'État.
Pour
la rétention on voit même davantage. Depuis longtemps des
associations dénoncent son détournement de fait : elle
est devenue une prison pour innocents.
L'épidémie le révèle platement : alors que les expulsions
sont quasi impossibles —il n'y a plus d'avions—, l'État, qui a
fermé tous ses services administratifs relatifs aux étrangers,
continue de les pourchasser policièrement,
et les enfermer quand les juges autorisent (et même s'assied sur une
décision quand elle va dans l'autre sens !).
Mieux encore : après contamination de 6 policiers à Vincennes,
cela l'a contraint à faire cesser le service de 51 policiers pour
les confiner par sécurité. Mais il continue, mobilisant donc
d'autres personnels pour les remplacer. Cela coûte absurdement, à
un moment où l'État doit faire face à une montagne de dépenses.
La
rétention est donc un moyen de montrer qui a le pouvoir sur le corps
de qui : un exercice de pouvoir violent sur le corps des
indésirables. Et vu comme
l'État s'acharne, c'est très essentiel pour lui. Et cela entretient
dans les esprits, par le geste et sans mot, le statut d'indésirables
de tous ces étrangers. C'est de la violence raciste nue.
Et puisque nous
signalions en janvier que le gouvernement
venait
de créer un délai de carence de trois mois pour l'assurance santé
des demandeur/euses d'asile (alignant cette disposition sur celle
concernant des Français émigrés de retour en France), nous
pointons ceci : il y a un mois, vu l'épidémie, il supprimait
ce délai… mais seulement pour les émigrés de retour. C'est de la
discrimination xénophobe pure.
Pourquoi
est-ce si difficile de ne pas discriminer, même quand la situation
sanitaire le requiert ?
Envoi.
Le chœur.
Cette histoire n'est pas
finie, la suite comportera sans doute son lot de révélations
supplémentaires. Et il suffit de porter son regard un peu plus loin
pour voir se déployer nos valeurs européennes
cette même violence raciste, mortellement. Nous ne pouvons pas ne
pas les citer.
1°
Des associations documentent la violence de la police grecque à la
frontière turque. Cela nous concerne : notre président,
d'autres dirigeants européens, la présidente de la Commission
Européenne ont félicité la Grèce pour sa fermeté et sa
« protection des frontières européennes ». Le 2 mars
2020 les garde-côte grecs repoussent un zodiac plein à craquer,
essayent de le faire couler, tapent sur les gens, leur tirent dessus.
Le
même jour, de nombreux témoignages recoupés documentent le meurtre
de Mohammed al Arab, Syrien de 22 ans ayant fui la guerre dans son
pays, tué d'une balle de caoutchouc dans la tête par la police
grecque.
2°
Le week-end de Pâques, quatre bateaux de fortune, partis de Libye,
avec environ 250 personnes à bord en tout, ont été signalés en
détresse en Méditerranée, dont deux à proximité de Malte. Mis au
courant, les différents États européens n'ont rien fait. L'un a
chaviré. Au téléphone, une mère suppliait : sauvez au moins
mon enfant.
Pour
l'un des bateaux, sur l'insistance d'associations pendant quatre
jours, et après sept morts en mer, Malte a finalement organisé un
secours et… obtenu des Libyens, de façon totalement illégale et
en tentant de le faire secrètement, qu'ils reprennent ces gens. Ils
sont actuellement dans une prison où ont lieu torture et exactions.
Une action judiciaire sera lancée pour mettre en cause les
responsables.
Les morts en
Méditerranée ne cessent pas avec l'épidémie.
3° Des camps pour
exilés organisés par la Grèce et l'UE en Grèce, nous nous
contentons de dire que le Haut-Commissariat aux Réfugiés de l'ONU
les qualifie lui-même d'« enfer sur Terre » (
Living
hell, devenu pire avec
l'épidémie, le retrait d'associations, la coupure de
l'eau sauf dans des plages
réduites).
À
défaut de mieux, bonne fin de confinement à toutes et tous.
[Nous
déposons dans
ce
billet annexe un commentaire de la décision du Conseil d'État
refusant d'ordonner la fermeture des CRA.]